15
C’était un coin de terre pelée, juste à la sortie du cimetière de la mine.
Les gens d’Esmeralda appelaient cet endroit d’un nom étrange : le Hangarium.
Sur une pancarte de bois clouée sur un piquet, une inscription peinte en rouge : Hang your favourite dolls ! « Pendez vos poupées préférées… »
Le long d’un fil tendu entre deux poteaux, quelques peluches râpées à moitié vidées de leur son et une douzaine de poupées aux robes délavées par le soleil se balançaient au vent du désert.
Une fois de plus, Sarah eut le cœur serré.
Ces poupées chauves pendues à côté des ours mutilés lui semblaient l’image la plus pathétique que l’on puisse imaginer.
Un jour – elle devait avoir six ans –, elle avait décidé de sauver les jouets martyrs. Inquiète, sa mère était partie à sa recherche et avait retrouvé la petite fille perchée sur une caisse, affairée à détacher un ours qui avait perdu une patte. Côte à côte sur le sol, étaient soigneusement allongées deux poupées et une peluche.
Véronique s’était forcée à adopter un ton sévère :
— Tu n’as pas le droit de faire cela, lui avait-elle dit en raccrochant les poupées. Elles ne sont pas à toi !
Sarah avait des larmes plein les yeux.
— Mais il faut les soigner.
A court d’arguments, sa mère avait tranché :
— Si elles sont là, c’est qu’elles ont fait des bêtises ! Depuis ce jour, à la moindre incartade, l’enfant fut poursuivie par l’angoisse de se retrouver à son tour suspendue dans le Hangarium.
Sarah eut un sourire triste. Avec toutes les stupidités qu’elle accumulait, ces deux derniers jours, elle aurait amplement mérité une place sur le fil…
Des années plus tard, elle avait demandé à David quelle était la signification des poupées pendues, il avait gardé un long silence, ses yeux bleus délavés perdus dans le lointain.
— Ce sont tous nos rêves que l’on a accrochés là, nos chimères, nos utopies, lui avait-il dit. Nous sommes comme des vieux enfants qui ne veulent pas se séparer de leurs jouets cassés…
Lorsque Sarah arriva chez Trisha et David, ils prenaient leur petit déjeuner dans la pompeuse salle de réception transformée en loft.
Ils habitaient la Mansion House, résidence de l’un des directeurs de la mine, du temps de la splendeur d’Esmeralda. Des fenêtres de leur palais déglingué, ils dominaient l’immense cirque de la mine à ciel ouvert creusée au flanc de la montagne, devenue piste de V. T. T. pour les enfants de la communauté.
Ravis de cette visite surprise, ils embrassèrent à tour de rôle la jeune femme. Eux qui n’avaient pas d’enfant considéraient Sarah comme leur fille, et la mort de Véronique les avait encore rapprochés.
Émue par la chaleur de leur accueil après les moments pénibles qu’elle venait de vivre, Sarah sentit des larmes lui monter aux yeux.
— Je n’ai pas entendu ta voiture, dit David.
— Je suis venue en stop. J’ai dormi chez maman. Mon père m’a mise à la porte hier soir.
Son menton tremblait.
David et Trisha échangèrent un regard. L’un et l’autre avaient remarqué les traits tirés et le désarroi de la jeune fille.
— Big Dream t’a mise à la porte ? demanda Trisha incrédule. Mais quand il est venu nous voir, il n’a parlé que de toi. Il était si fier que tu sois à Paris…
— C’est ma faute, dit Sarah d’une petite voix. Je lui ai manqué de respect.
David lui prit la main.
— Allez, assieds-toi.
Trisha posa sur la table une troisième tasse et un paquet de Choco Pops. Elle s’apprêtait à verser les pépites de chocolat dans une assiette, Sarah l’arrêta d’un geste.
— Non merci. Juste du café noir et des œufs. Trisha eut une moue déçue.
— Tu adorais les Choco Pops, autrefois ! Sarah se servait une tasse de café.
— Trisha, j’ai vingt ans. Cela fait bien dix ans que je ne mange plus de Choco Pops… Je suis devenue une grande fille.
David lui jeta un regard amusé.
— Une grande fille qui vient d’aller rendre visite aux poupées pendues…
Interloquée, Sarah leva le nez de sa tasse.
— Comment le sais-tu ?
Trisha renchérit en cassant les œufs dans la poêle :
— À chacun de tes passages ici, tu commences par aller faire un petit tour au Hangarium… C’est un endroit qui t’a toujours fascinée, vrai ou pas ?
Sarah acquiesça.
— Quand tu étais petite, sourit David, tu appelais Esmeralda « la montagne aux Poupées ».
En attaquant ses œufs au plat, Sarah se rendit compte qu’elle mourait de faim. Elle n’avait rien mangé depuis le dîner chez Julien.
Trisha et David l’observaient en silence. Ils ne voulaient pas la brusquer.
Elle termina le contenu de son assiette et but une gorgée de café. Elle se sentait mieux.
Face à elle, son regard rencontra le sourire affectueux du couple.
— Je pense que vous avez droit à des explications, leur dit-elle. Eh bien, voilà : comme vous l’a dit mon père, je suis allée passer une semaine à Paris.
Ils acquiescèrent d’un même mouvement de tête.
— Et j’ai rencontré quelqu’un. Il vous en a également parlé, je suppose ?
David eut un mouvement évasif.
— Il nous ajuste raconté un de ses rêves… Trisha ne put se retenir :
— Il ressemblait à Yves Montand ou à Depardieu ? Elle récolta un coup d’œil sévère de David.
— Fiche-lui la paix. C’est sa vie privée. Sarah l’apaisa d’un sourire.
— Allons, David. Vous êtes bien les seuls auxquels je puisse tout dire…
Elle leur fit le récit de son voyage, sa rencontre avec Julien, sa découverte émerveillée de Paris, leur premier dîner sur la petite place des Halles, Honfleur et Giverny, la cuisine ensoleillée du quai Bourbon et le sourire de Julien…
Lorsqu’elle termina par sa fuite au petit matin, ses yeux brillaient très fort.
David lui tendit un mouchoir de papier.
— Eh bien, ma petite, si tu n’es pas amoureuse, lâcha-t-il sobrement, je suis prêt à aller embrasser le cul de George Bush !
Trisha cueillit un mouchoir en papier dans la boîte.
— C’est beau de connaître un amour pareil ! commenta-t-elle en reniflant. Et tu n’as pas eu envie de rester à Paris ?
À nouveau, elle eut droit au regard noir de David.
— Et elle abandonnait froidement son père tout seul dans sa réserve ? jeta-t-il d’un ton réprobateur.
La romantique Trisha poussa un soupir. -Eh bien, tu l’amenais avec toi, ton Julien ! Comme ça, on l’aurait rencontré ! Sarah secoua la tête, morose.
— Il a sa vie ! Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse dans notre désert au milieu de nulle part ? Et puis je suis indienne, ne l’oublie pas… Je dois rester ici. Lutter aux côtés de mes frères pour qu’ils cessent d’être exploités et humiliés !
— J’ai l’impression d’entendre Véronique, murmura Trisha.
David haussa les épaules.
— Mais qu’est-ce que tu veux faire, ma pauvre fille ? Ton père a essayé, ta mère a essayé, nous avons tous essayé ! C’est fini, l’époque des militants romantiques qui rêvaient de changer le monde…
Sarah avait le regard fixe.
— Je ne sais plus où j’en suis…, dit-elle d’une voix sourde. Je n’ai aucune envie de retourner derrière la caisse de mon supermarché et je ne peux pas me retrouver en tête à tête avec mon père après ce qu’il vient de me faire… Vous me comprenez ?
David planta ses yeux bleus dans ceux de Sarah.
— Personne n’a le droit de juger quiconque ! Tu es la seule à savoir ce qui est bon pour toi. Tu as effectivement besoin de prendre un peu de recul.
Trisha approuva :
— Il a raison, ma chérie. Trop d’événements se sont succédé dans ta vie en peu de temps. Cela te ferait le plus grand bien de partir quelques jours pour faire le point.
— Mais je ne peux pas laisser mon père, dit Sarah. Même si je lui en veux de m’espionner et de me manipuler !
David et Trisha échangèrent un regard.
— Il est aussi malheureux que toi. Je ne lui donne pas deux jours avant qu’il débarque à Esmeralda, dit David.
Il fit mine de compter sur ses doigts.
— Une journée passée à guetter la porte en espérant que tu reviennes, plus une journée à se morfondre parce qu’un Indien n’a pas à faire les premiers pas, et puis, le soir venu, il mettra sa fierté dans sa poche et on le verra faire son entrée au Golden Nugget au moment des happy hours !
Trisha acquiesça d’un sourire.
— Il viendra se faire consoler par David. Il couchera dans le camping-car de ta mère, ça lui évitera de conduire avec quelques verres de trop et de se faire pincer par cette charogne de Jeff…
David prit le relais.
— On l’installera près du piano avec sa coiffe de plumes et il racontera des légendes indiennes aux clients.
Cette perspective amena un sourire sur les lèvres de Sarah qui connaissait le talent de conteur de son père.
Tous les trois se mirent à passer en revue le florilège habituel de Big Dream.
— Il leur parlera de son grand-père qui a fait partie du Wild West Show de Buffalo Bill…
— Et de son grand-oncle qui a scalpé de ses mains trois officiers de la First Cav. lancés à ses trousses, renchérit Trisha.
Sarah évoqua une des théories récurrentes de son père :
— Il expliquera aux touristes que la fête nationale de ce pays devrait être le jour anniversaire de la mort de Custer !
David leva l’index.
— Et ils devront payer cinq dollars pour avoir droit à une photo-souvenir dédicacée de la main du chef Big Dream !…
— Tu vois que tu n’as pas à t’angoisser sur le sort de ton père, conclut Trisha.
Ils étaient tous trois réjouis à cette évocation.
D’un coup, Sarah redevint grave.
— Et moi, où irai-je pendant ce temps-là ?
Un silence. David et Trisha se consultèrent du regard.
Trisha arbora un sourire chaleureux.
— Aucun problème, ma chérie, pendant que David veille sur le père, je m’occupe de la fille. Tu viens avec moi !
Sarah ouvrit des yeux ronds.
— Tu veux m’emmener dans ta famille ? -Chaque année, Trisha quittait Esmeralda vers le milieu du mois d’août et ne rentrait qu’en septembre. Comme tous les amis du couple, Sarah avait toujours pensé que Trisha allait rendre visite à ses parents dans l’Est.
— Ça, c’est la version officielle, sourit Trisha. Il y a bien longtemps que je n’ai que très peu de contacts avec ma famille de protestants austères de Philadelphie. J’ai rompu définitivement les ponts avec eux il y a dix ans et je n’ai aucune envie de les revoir un jour.
Sarah les regarda tous les deux sans comprendre. David poussa un soupir.
Maintenant que tu es une grande fille, on peut te révéler nos petits secrets… Dans le cadre de l’égalité des sexes, Sarah a décidé d’apporter sa contribution aux dépenses du ménage, alors, tous les ans, madame va faire une tournée comme pôle dancer dans un casino du Nevada.
Trisha eut une moue fataliste.
— Mes années de danse classique m’ont permis de garder un corps à peu près correct, et puis l’éclairage est convenablement tamisé et les clients qui glissent des dollars dans ma jarretière sont suffisamment alcoolisés pour ne pas voir que le sex-symbol qui s’enroule autour d’un mât va fêter ses quarante-huit ans… David lui déposa un baiser sur la joue.
— Tu es superbe, mon amour. Je dirais même que tu te bonifies au fil des années !
Trisha adressa à Sarah un regard résigné.
— Ce type me prend pour une bouteille de bordeaux… Elle redevint sérieuse.
— Alors, c’est O. K. ? Je t’emmène. On part demain ? Sarah était encore réticente.
— Mais je ne sais pas danser. Trisha haussa les épaules.
— Ne t’inquiète pas. Tu es jolie comme un cœur. Ils ont toujours besoin de barmaids mignonnes pour pousser ces messieurs à la consommation ! Tu leur adresseras de beaux sourires, tu t’esclafferas aux fines plaisanteries des cadres en goguette et tu te feras des fortunes en pourboires !
Elle examina Sarah d’un œil expert.
— Je suis tranquille : tu vas tous les faire craquer avec ta guêpière et tes bas résille.
Sarah fit la grimace. Elle avait déjà enfilé l’uniforme des saloon ladies pour se faire un peu d’argent de poche en venant aider Trisha au Golden Nugget et elle gardait un souvenir peu flatteur des regards crus posés sur son corps…
Trisha lui lança un regard malicieux.
— Ma chérie, il faut respecter les traditions : la guêpière et les bas résille sont les vêtements de travail des femmes de l’Ouest ! Et puis, je te signale que moi, qui pourrais être ta mère, je n’aurai même pas de bas résille pour faire le clown autour de mon mât…
Sarah était encore réticente.
— Et il n’y a pas de types saouls qui risquent de… Trisha leva les yeux au ciel. Elle pointa le menton vers David.
— Tu crois que ce macho, qui est jaloux comme un tigre, me laisserait partir s’il pensait que je cours le moindre risque ? C’est très surveillé, ces endroits-là. Dès qu’un client a une attitude déplacée, il est pris en main par les videurs maison ! Et puis je serai là pour veiller sur toi !
— Et papa ?
Trisha eut un geste désinvolte.
— Eh bien, David lui dira que tu es venue avec moi dans ma famille !
Elle glissa vers Sarah un regard ironique.
— Je ne pense pas indispensable de lui raconter que je t’ai emmenée t’encanailler dans le Nevada.
Avec une grimace horrifiée, David posa la main sur ses cheveux.
— Pas question ! Je tiens à garder mon scalp encore quelques années…
— Et comment aurai-je de ses nouvelles ? demanda Sarah.
David sortit un portable de sa poche.
— Je vous téléphonerai tous les jours. Ça te va ? Sarah inclina la tête. Elle se sentait tellement perdue qu’elle avait besoin de cette prise en main. Et puis, au bout de quelques semaines, les choses seraient rentrées dans l’ordre.
Pour ne pas risquer de croiser Big Dream au cas où il se manifesterait plus tôt que prévu, les filles décidèrent de prendre le bus qui passait à la mi-journée.
Sarah retourna au camping-car prendre ses affaires. Sur la route, elle croisa quelques habitants d’Esmeralda qui l’avaient connue enfant. Les femmes étaient en coiffe et longue robe sombre, les hommes coiffés de vieux Stetson et chaussés de bottes éculées. Acteurs disciplinés, ils déambulaient dans les rues de leur ville-décor parmi les groupes de touristes qui faisaient le plein de photos-souvenirs.
Devant sa boutique Old Time Photo, le vieux Doc Ziegler accrochait des cintres sur un présentoir. Il y avait là pendus les accoutrements de l’époque héroïque : rudes chemises de pionniers, redingotes élégantes de joueurs professionnels, corsets affriolants et bas résille que les vacanciers revêtiraient à la place de leurs tee-shirts ou de leur blouson de jogging, le temps d’un cliché sépia sur fond de toile peinte.
Sarah fit un détour pour passer devant le Hangarium. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les poupées pendues étaient immobiles sur leur fil, comme une sage portée de musique.
Devant la rangée de gentils fantômes de son enfance, Sarah vit remonter son passé. Elle avait le sentiment que, depuis son retour de Paris, la vie s’emballait. Comme si elle commençait un nouveau cycle… Jusqu’à maintenant elle avait prolongé son adolescence. Elle s’était contentée de prendre le relais de sa mère et puis, d’un coup, entre les bras de Julien, elle était devenue femme. Et elle avait perdu ses repères.
Elle revint à pas lents jusqu’au vieux combi.
Elle tira une valise rangée sous le lit et en sortit un grand classeur à la couverture de plastique rose décorée d’une Betty Boop aguicheuse assise sur une balançoire en forme de cœur.
C’était l’album de Véronique. Elle l’appelait son cahier de souvenirs. Comme dans un herbier, elle y avait rassemblé les repères qui avaient jalonné sa vie depuis qu’elle était arrivée en Amérique trente-cinq ans plus tôt : photos datées et légendées, cartes postales, menus de restaurants, tickets de cinéma ou de concert, pochettes d’allumettes publicitaires… Plusieurs fois depuis l’accident, Sarah était venue se plonger dans le cahier aux souvenirs.
Elle effleurait du doigt ces reliques collectées au fil des événements et des rencontres par une adolescente qui allait devenir sa mère…